Interview : Tony Gatlif, cinéaste de la Liberté

Roms, Gitans, Bohémiens, Gens du voyage, Nomades, Tsiganes, autant de noms tentant de faire oublier que, durant la seconde guerre mondiale, ce sont bien des citoyens français qui ont été persécutés. Alors que le débat sur l’identité nationale divise toujours, Tony Gatlif sort le 24 février Liberté, un film sensible, sans manichéisme, qui revient sur cette période occultée de l’histoire française.  Pour que, par-delà les faux clivages, l’on construise une mémoire commune.


Le point de départ de Liberté, avez-vous dit, sont les discussions récurrentes que vous avez eu avec des Roms à propos de la persécution, oubliée, de leur peuple durant la seconde guerre mondiale ainsi que votre rencontre avec l’écrivain tsigane Matéo Maximov. Quelles formes a pris cette persécution ?
Les autorités ont tout fait pour les sédentariser, leur enlever leur culture, les assimiler. Ils les ont dotés de carnets anthropométriques obligatoires, sortes de visas de 400 pages où on notait les départs et arrivées. Ils étaient fichés. Puis, les Nomades ont été astreints à résidence. Ils devaient rester sur place, mais où ? Sur les terrains, à côté de la mairie, de la gendarmerie ? C’était alors très facile de venir réquisitionner leurs chevaux et de les arrêter pour les emmener dans l’un des 40 camps qui ont été construits dans toute la France. Ces camps n’étaient pas mieux que les camps de concentration allemands mais au moins il n’y avait pas la mort au bout. Pour parler de cette histoire oubliée, il fallait avoir un tout petit peu d’humanité et un tout petit peu de reconnaissance envers ce peuple, qui est un peuple de France. Comme on ne les considère pas comme des citoyens français, personne n’a parlé de leur histoire.

Les Roms sont pacifiques et pourtant ont été persécutés depuis des siècles. À quoi est-ce dû ?
Il faut retourner aux origines, quand, venant d’Inde et arrivant en Europe à l’époque du Moyen-âge, ils étaient considérés comme des diables. Arrivés en terre « blanche », ils avaient les cheveux longs, des habits bizarres et étaient noirs, comme les indiens originaires du Rajasthan. On leur a collé tous les préjugés sur le dos (jeteurs de sorts, sorciers, etc.) car ils lisaient déjà les lignes de la main. Aujourd’hui encore ils sont diabolisés.

Vous avez choisi de narrer cette histoire par le prisme des Justes. Est-ce pour éviter le misérabilisme ?
Moi, j’en ai marre du cinéma de voyeur, du cinéma qui se gratte comme on dit. Nous sommes dans une histoire sérieuse, où 250 000 personnes ont péri. Les survivants et leurs enfants ont été humiliés pendant 70 ans. Il fallait y aller, d’une façon claire, dire « il y a eu ça ». Et puis, le meilleur, ce sont les Justes. Ce sont des gens qui ont aidé cette population diabolisée, dont personne ne voulait. Ces Justes-là, c’est un trésor d’humanité. Le film traite cette histoire par le côté positif de l’humain, même si ce n’est rien, même si c’est quatre personnes, ça vaut le coup d’en parler. Heureusement qu’il y a cela. Sinon c’est dégueulasse. C’est une humanité, franchement, à ne plus vivre sur la Terre.

Donc c’est un film sérieux mais pas seulement…
Pas seulement, car les Roms ont une façon de vivre tellement surréaliste que ça en devient comique.

À ce propos, la figure de l’enfant est très présente dans votre film avec Taloche, qui est un grand enfant, et P’tit Claude qui veut devenir Bohémien…
La communauté tsigane a une véritable joie de vivre. Pour continuer à vivre et à croire pendant près de neuf siècles en ayant connu toutes les guerres, en ayant subi toutes les misères, il faut aimer la vie, la fête, le rire, la fantaisie, la famille.

Dans l’une des scènes de Liberté, Taloche joue à la manière tsigane « Maréchal, nous voilà ». C’est une scène à la fois drôle et cruelle. Quel message avez-vous voulu faire passer ?
Cette scène montre que les Tsiganes ne savaient pas ce que c’était que la guerre. Ils connaissaient la haine, savaient qu’on les pourchassait parce qu’on ne les aimait pas. Mais ils ne savaient pas ce qu’était la guerre. Pour le savoir, il fallait avoir étudié, avoir fait de la politique ou avoir lu Machiavel. Mais eux, leur vie, c’est la vie de tous les jours. Ils comprennent que si quelqu’un t’insulte, tu l’insultes en retour. Mais si quelqu’un ne t’insulte pas, pourquoi tu l’insulterais ? Ils ne comprenaient pas non plus le processus de la guerre, qui était celui de l’invasion.

Taloche, personnage interprété par James Thiérrée, incarne la liberté…
Taloche n’est pas du tout un attardé mental, c’est plus quelqu’un qui n’a pas voulu vieillir. Il a une trentaine d’années et reste à l’état de gamin entre 8 et 10 ans. C’est un symbole. Il possède la liberté, la transe, l’intuition qui fait que quand arrive le danger, il le sent. Un peu comme les oiseaux quand ils sentent arriver l’orage.

Ce contact avec la nature, n’est-ce pas quelque chose de commun aux Tsiganes ? Par exemple, dans une scène l’on voit les Tsiganes soigner l’instituteur (Théodore, interprété par Marc Lavoine) d’une morsure de cheval en lui appliquant une sorte de pansement de terre et d’œuf…
Ils ont compris avant tout le monde. Ils ont soigné Théodore avec une sorte d’antibiotique naturel, pour éviter que cela ne se gangrène. Je le sais, parce que j’ai été soigné de la même façon.

Donc ça marche ?
Oui. Avec un œuf et… je n’en dirais pas plus !

Et si j’en ai besoin un jour ?
Non mais attendez. Il ne faut plus le faire car le monde a changé. À l’époque, l’herbe était pure. Les vaches aujourd’hui mangent de la merde. Quelqu’un qui fait ça de nos jours, perd son bras. Ah ben dis donc, c’est gai votre interview, c’est un peu scato !

Dans quelle mesure vous servez-vous de votre vécu pour faire vos films ?
Je me sers de ce que m’a donné le hasard de la vie. Parfois, le hasard de la vie est plus metteur en scène que le cinéma. Quand vous revoyez votre vie, vous vous apercevez que celui qui en a fait la mise en scène est plus doué que le cinéma. C’est quand même incroyable qu’une vieille dame de 86 ans puisse vivre 15 jours sous les décombres, à Haïti. C’est génial, incompréhensible. Vous écrivez ça dans un scénario, on vous dit « non, franchement, ce n’est pas crédible ! » La vie nous fait échec et mat tout le temps parce qu’on réfléchit, mais on réfléchit mal, on essaie d’être plus malin qu’elle.

J’allais vous demander si l’histoire et sa rigueur avaient été contraignantes pour élaborer votre film Liberté. Mais finalement vous venez de me répondre puisque c’est votre cinéma qui imite la vie…
Oui. Je ne pourrais jamais faire un film si je n’ai pas un exemple de la vie. Je ne pourrais jamais inventer quelque chose qui n’existe pas. Là, en ce moment je suis en train d’écrire un scénario, c’est une histoire que j’ai vécue.

C’est un projet sur…
Non, non, je ne vous dirais pas parce que je suis très superstitieux !

Ce sont les Roms qui donnent cette joie de vivre à vos films, non ? Car vous avez fait des films plus durs, comme par exemple Exils ?
Mes films, comme Gadjodilo, Exils, sont pensés comme pensent les enfants de 5 ou 7 ans qui sont là, silencieux, en train de jouer, et qui, tout d’un coup, deviennent hystériques. Il y a un moment où on a besoin de sortir de ses gonds, de sortir de son corps, d’hurler. Et il y a un moment pour jouer. Je conçois la vie comme dans une fête, même quand il y a de l’injustice. Je n’imagine pas la vie monotone, froide, la vie cérébrale.

Dans Liberté, quelle est la scène que vous avez préféré tourner ?
Toutes. La seule scène où j’ai eu le plus de peine, parce qu’elle me faisait peur, c’est la scène des camps. J’ai essayé de ne pas être voyeur. Par respect pour ceux qui ont survécu et pour ceux qui sont décédés dans ces camps. Je pense que ceux qui étaient derrière les barbelés n’auraient pas aimé être photographiés ou filmés, même par un regard ami. Parce que quand ils sont sortis des camps, ils étaient humiliés. C’est pour cela qu’ils ne parlaient pas. Je m’excuse mais quand vous faites vos besoins devant tout le monde, vous ressemblez à un chien, vous n’avez donc pas envie de le raconter ni que l’on vous prenne en photo. Même les animaux ne font pas devant tout le monde, ils se cachent. Ils les ont forcés à être pires que des animaux. Quand ils sont sortis de là, ils avaient honte de leur état physique et c’est pour ça qu’un film n’a pas le droit de les filmer n’importe comment. Il doit respecter leurs souffrances.

Liberté, c’est aussi une volonté de construire une mémoire collective, là où elle manque. Comment désirez-vous le faire, exactement ?
Sans haine. Nous sommes en train de montrer le film aux rectorats, aux professeurs, aux instituteurs, un peu partout en France. C’est scandaleux qu’il n’y ait rien sur cette histoire. Qu’on ne dise pas qu’en France, il y a eu 40 camps de concentration. Que les Tsiganes étaient entre 500 et 2000 par camp. Ce n’était quand même pas rien. De toutes façons, il ne faut pas nous amener à faire de la comptabilité des souffrances. Même s’il y avait eu deux personnes, ça valait aussi les 5 millions de morts. Il n’y a pas de challenge dans l’horreur.

Tony Gatlif est parrain du projet « Une mémoire française, les Tsiganes pendant la Seconde Guerre mondiale, 1939-1946 », projet à l’initiative de plusieurs associations proposant divers évènements culturels dans toute la France.

http://memoires-tsiganes1939-1946.fr

Crédits photos : © Marina Obradovic


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