« Né dans la rue » : interview de Leanne Sacramone, commissaire d’exposition

Actuellement à la Fondation Cartier à Paris se tient l’exposition « Né dans la rue, Graffiti ». Afin de mieux comprendre les enjeux de cet art urbain, nous avons interrogé Leanne Sacramone, commissaire de cette exposition et historienne de l’art.

Avant toute chose, pourriez- vous définir le graffiti ?

Le graffiti, mot italien qui signifie « égratignure », existe en réalité depuis l’Antiquité. Mais c’est à New-York, au début des années 70, qu’est né ce phénomène mondial tel qu’on le connaît aujourd’hui. C’est un mouvement qui permet aux jeunes de s’exprimer grâce à des signatures (tags) : le principe est celui de la prolifération. Peu à peu, les signatures sont travaillées pour avoir du « style », pour être visibles dans la multitude. Les graffeurs investissent d’abord les murs, les lampadaires, puis les bus et le métro. A ce moment-là, il n’est plus question de cacher mais de montrer. Le métro est une sorte de toile qui bouge : il y a quatre millions de passagers par jour qui voient les œuvres. Il y a donc une idée de visibilité mais aussi une idée de frontières. Par exemple, il existe une différence entre le graffiti des gangs qui est utilisé pour marquer le territoire et celui des jeunes de New-York où l’idée est d’aller au-delà de son quartier, de justement dépasser son territoire. Le phénomène va bientôt déborder les frontières de classe et les frontières ethniques : toutes les communautés (latino-américaines, afro-américaines, etc.) vont être impliquées dans ce mouvement. J’appelle cela mouvement car, s’il n’y a pas de manifeste, il y a volonté de se rencontrer autour de quelque chose de commun.

Pourquoi avoir choisi le graffiti comme thématique ?

C’est le président qui détermine la programmation de la Fondation Cartier. Le graffiti a quarante ans, c’est donc le bon moment pour aborder ce sujet. Et puis, personne n’avait vraiment fait une exposition historique de cette nature. En général, ce sont plutôt des toiles.

Comment avez-vous sélectionné les artistes ?

L’idée, c’est le coup de cœur. Comme il y a une contrainte de place, il nous a fallu faire des choix. Nous avons privilégié une certaine diversité géographique, en essayant d’avoir des artistes des pôles importants comme l’Amérique du Sud par exemple.

Quid du caractère subversif du graffiti lorsqu’il est introduit dans les musées et les galeries ? Et quels rapports entretient-il avec l’art contemporain ?

L’histoire du graffiti est paradoxale. En effet, si le graffiti a commencé dans les rues, les jeunes ont voulu très tôt que leur travail soit reconnu en tant qu’œuvre artistique. En 1972, de jeunes graffeurs créèrent une coopérative ayant pour but de louer des ateliers, d’échanger des idées, d’organiser des expositions. Cette interaction avec le monde de l’art existe donc depuis le début de l’histoire du graffiti new-yorkais. La Fondation Cartier est loin d’être la première institution à exposer le graffiti en ses murs ! C’est un mouvement de jeunesse qui a maintenant un grand impact sur le monde du graphisme, de l’art contemporain ou de la mode.

Mais peut-on dire que le graffiti, perdant sa portée politique, perd son âme ?

Politique est un mot délicat : pour moi, le graffiti n’est pas politique ou idéologique parce qu’il n’y a pas ouvertement de message dans l’image.

Mais dans l’acte de le faire…

L’âme du graffiti n’est pas que dans la subversion. La volonté première des pionniers était de jouer et de s’amuser. Ces jeunes d’une quinzaine d’années, qui peignaient sur des trains par exemple, venaient des quartiers pauvres et jouaient dans la rue avec des objets quotidiens.
La subversion est un élément indéniable car le fait d’écrire sur un bien public est bien évidemment une provocation. Surtout de nos jours car depuis qu’il y a répression, il y a de plus en plus provocation. Mais la répression n’existait pas à l’origine.
Peut-être le graffiti perd t-il en partie son caractère subversif…mais je n’en suis même pas sûre : regardez ce qui se passe dans les toilettes (ndlr : les toilettes de la Fondation Cartier ont été recouvertes de tags par les visiteurs) ou devant la Fondation à l’extérieur (ndlr : la Fondation Cartier a volontairement laissé un mur vierge à l’entrée de l’exposition et de nombreux graffeurs viennent s’y exprimer). Et puis, il y a aussi quelque chose d’intéressant dans l’esthétique, l’échelle, les couleurs du graffiti.

Comment vous inscrivez-vous par rapport à l’exposition du Grand Palais sur le tag qui a eu lieu cet été ?

Le Grand Palais expose une collection. Notre but est de faire ressortir certains artistes intéressants. Nous avons voulu rester fidèles à l’esprit du graffiti, notamment en montrant les œuvres dans leur contexte urbain, à travers des photos ou en action grâce à des films. Nous avons respecté la grande échelle et l’aspect spontané et éphémère des œuvres.

Comment la France se positionne t-elle par rapport à cette création urbaine ?

La France a joué un rôle important dans l’histoire du graffiti car Paris a été une des premières villes à s’intéresser au phénomène new-yorkais et à réaliser des échanges. Les français apportent leur propre culture comme tout pays qui absorbe ce phénomène culturel. Par exemple au Brésil, les bombes étant très chères, les artistes graffent au rouleau. Le fait qu’il y a en Amérique Latine une grande tradition du muralisme figuratif va aussi entrer en jeu.

A Philadelphie, des commandes publiques transforment le caractère anxiogène du graffiti en médium communautaire. Serait-ce possible en France ?

Cela se fait déjà un peu en France, à Villiers-le-Bel par exemple, c’est un programme financé par l’Ambassade américaine.
Aux origines du graffiti, il n’y avait pas de loi en place. Puis les populations et les pouvoirs politiques ont commencé à vouloir lutter contre. Mais on aurait pu envisager de transformer cette énergie en quelque chose de constructif. Au début du mouvement, des éditoriaux du New-York Times disaient que c’était formidable. D’autres étaient indignés. Il y a eu tous les avis possibles avant qu’il n’y ait une guerre anti-graffiti.

C’est un art fondamentalement populaire, qui intrigue et que tout le monde peut voir dans la rue. C’est un sujet passionnant qui n’a pas été assez exploré. Nous sommes très contents de la mixité du public : il y a beaucoup de personnes âgées qui viennent voir l’exposition. Nous avons même une photo de deux bonnes sœurs dans l’exposition !

Né dans la rue, Graffiti
Fondation Cartier
261, bd Raspail, 75014 Paris
Métro : Raspail
Ouvert tous les jours, sauf le lundi, de 11h à 20h
Tarif réduit : 4.50 euros (étudiants, moins de 25 ans)

Crédits photo : Sao Paulo, Brésil, Photo par Vitche©Vitche


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