Dans les cuisines de l’âme de Fatih Akin

Le poème de Voltaire, « Jean qui pleure et qui rit », convient à merveille à Fatih Akin, cinéaste de la douleur qui nous a gratifié des sublimes Head-On (Ours d’Or de Berlin en 2004) et De l’autre côté, deux premiers volets de sa trilogie sur l’amour, la mort et le diable. Et qui nous offre, en cette fin d’hiver, le délicieux Soul Kitchen, comédie gentiment farfelue.

« Mais dans ce monde-ci l’âme est un peu machine.
La nature change à nos yeux ;
Et le plus triste Héraclite,
Quand ses affaires vont mieux,
Redevient un Démocrite. »

Comment vous est venue l’idée de Soul Kitchen ?
Pour le personnage principal, je me suis inspiré d’un de mes amis, Adam Bousdoukos, qui tenait un restaurant. J’étais son meilleur client ! J’ai pensé que ce serait facile à faire vu que l’histoire se passe dans Hambourg, mon quartier, et à propos de gens que je connais. Mais c’est devenu plus difficile à faire que n’importe quoi d’autre.

C’est donc plus difficile de réaliser une comédie qu’un drame ?
Oui, car il y a des règles selon les genres. Dans les purs films d’auteur (même si Soul Kitchen est un film d’auteur puisque je l’ai écrit), tu es plus libre. Maintenant que je connais les règles de la comédie, je me rends compte que c’est difficile à écrire. Par exemple, après quinze minutes, on doit savoir de quoi il s’agit, au milieu du film, on doit avoir un tournant, etc.

Pourquoi vous infliger de telles contraintes ?
Je voulais apprendre car j’aime les différents aspects du cinéma. Je peux regarder un film de Michael Haneke le lundi, un film de Jackie Chan le mardi, un film turc le mercredi. Et le lendemain, regarder Avatar. J’apprends de tout.

Comment pouvez-vous réaliser des films aussi durs que Head-On et des comédies aussi légères que Soul Kitchen ?
J’ai une personnalité très riche ! Je plaisante. La vie, le temps est multiple : un jour il fait beau, le lendemain il pleut. L’homme est comme la météo : parfois il rit, parfois il pleure. Quand j’ai réalisé Head-On, j’étais en colère. Quand j’ai fait De l’autre côté, j’étais mélancolique. Cette fois, j’avais envie de faire quelque chose de vif, de lumineux et d’un peu bête parce que c’est aussi une partie de moi.

Mais alors, est-il possible de mélanger ces deux versants de votre personnalité au sein d’un même film ?
Je pense que c’est possible mais très difficile à faire. Head-On est un peu comme cela : parfois c’est drôle, notamment lorsqu’ils vont dans la famille de la jeune femme avec du chocolat. Je pense que dans De l’autre côté, il n’y avait pas une seule scène drôle. Il y en avait une mais je l’ai coupée au montage. C’était avec Adam Bousdoukos, il était trop drôle, il cassait tout le film donc je l’ai coupé ! (Il rit.) Bien sûr, j’aurais pu donner un côté mélancolique à Soul Kitchen mais je voulais être sans compromis, avec un happy end de film hollywoodien.

La musique est omniprésente dans Soul Kitchen. Pourquoi ?
En fait, j’aurais aimé faire une comédie musicale. Cela fait partie de ma personnalité, de mon style de vie. J’ai passé plus de vingt ans de ma vie dans les bars et les discothèques et la musique est la couleur de ce monde. Et, comme c’est un film sur ce monde…

Donc, vous avez été Dj Superdjango. D’où vient ce pseudonyme ?
Il y a « super » et « Dj » et ce pseudonyme vient d’une chanson de Manu Chao « Lagrimas de oro » de l’album Clandestino. (Il chante.) Parfois, je compare les films que j’ai fait avec la musique de Manu Chao : être nulle part chez soi, prendre des morceaux de partout, les mélanger et en faire quelque chose de nouveau. Je ne l’ai jamais rencontré mais j’aime sa philosophie, que j’ai en commun avec lui.

Vous parlez de gentrification dans ce film…
C’est un phénomène qui est vraiment très présent dans ma ville natale. Le quartier a beaucoup changé en vingt ans. Maintenant, dans ma ville, les quartiers ouvriers sont devenus des endroits de riches. Ce phénomène affecte même les grosses villes : je suis allé à Brooklyn en 1998 et quand j’y suis revenu l’année dernière pour tourner, ça avait beaucoup changé. Les changements des villes expriment les changements de la société, qui expriment les changements des individus. Je m’intéresse beaucoup aux être humains et aux connections sociales. J’ai essayé de traiter ce sujet, même s’il est sérieux, de manière drôle. J’aurais pu faire un film sérieux, sur les ghettos d’Istanbul, par exemple, qui se forment lorsque les pauvres sont obligés de quitter leurs quartiers. Vous savez, j’aime beaucoup Docteur Folamour : c’est un sujet sérieux, sur la bombe atomique, et Kubrick raconte l’histoire de manière complètement folle. Je préfère la lumière…quelque part.

Vos personnages sont très typiques. Comment faites-vous pour ne pas tomber dans la caricature ?
Mais ils sont caricaturaux. Presque.

Oui, mais ce ne sont pas que des images, que des représentations. Ils sont aussi très « humains »…
La plupart des acteurs dans le film sont des personnes que je connais et dont les personnages sont basés sur de vraies personnes : des amis, qui ont changé, qui sont devenus un peu superficiels, intéressés par les montres, les femmes et les voitures. Quand on les observe bien, voire quand on essaie de comprendre ce qu’ils sont, on peut peut-être créer le résultat que vous décrivez.

Des idées pour la dernière partie de votre trilogie sur « l’amour, la mort, le diable » ?
Je suis en train de l’écrire. C’est à propos de la peur. La peur est le diable.

Mystique ?
Non, humaniste. Connaissez-vous Erich Fromm ? C’était un philosophe, freudien à sa manière, qui écrivit sur la façon dont les sociétés fascistes sont basées sur la peur.

J’espère que faire Soul Kitchen vous a un peu détendu avant que vous vous attaquiez à un tel sujet…
C’était l’idée. Après deux films aussi sombres, il me fallait une pause. Plutôt que de ne rien faire, j’ai fait Soul Kitchen !


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